…Comme sur les silos de l’histoire.
« Créer une sculpture, c’est un geste végétal. C’est la trace, le parcours, l’adhérence en puissance, le fossile du geste fait, l’action immobile, l’attente ». ¹
La nature a été une matière première pour de nombreux artistes depuis les années 1960 et cette attention à l’écosystème a fait naître de nouvelles questions esthétiques. La notion de paysage, les formes de la performance, l’engagement du corps, la visibilité de l’œuvre mais aussi sa non-visibilité ont été réévalués. Il est intéressant de noter que si ces artistes-là, pénétrés du potentiel artistique de la nature, souvent engagés dans sa protection, ont poursuivi sans relâche leurs travaux depuis les années 1960, (citons la hongroise Àgnes Dénes, le couple Helen Mayer Harrison et Newton Harrison, l’américain Alan Sonfist, entre autres) leurs travaux n’ont pas toujours bénéficié d’une diffusion immédiate.
De même, dans la France dans les années 1990, la scène artistique était-elle captée par un nouveau modèle qui étendait l’art au champ de la relation humaine. Une pratique nouvelle qui redistribuait les rôles pour instaurer une conjonction avec la société, et tester ce qui peut agir comme art dans les situations sociales. Une « indistinction nouvelle s’est fait jour en art entre pratique et discours, artiste et critique, mais aussi œuvre et produit…» écrit François Cusset ², avec une forte médiatisation des expositions qui incarnaient cette tendance, comme L’hiver de l’amour et bien d’autres.³
Culture sur toiles
C’est dans cette période précisément (1997) que Valérie Crenleux passe son diplôme à l‘École des Beaux-Arts de Lyon. Nourrie des théories de Gilles Clément, elle présente alors une grande toile tendue sur châssis qui surplombe un écran vidéo de mêmes dimensions. Cette toile de peintre n’est pas peinte. Elle est recouverte par des « plantes indésirables », autrement dit des mauvaises herbes, que l’artiste a semées là quelques semaines auparavant. L’effet d’irruption très fort de cette toile n’est pas celui du réel, déjà largement éprouvé à cette époque, mais celui du vivant : une présence vivante, nécessitant du «soin », sensation nouvelle dans ce contexte et à cette époque.
La même année, invitée en résidence à Moly Sabata ⁴, elle crée une nouvelle toile semée d’adventices qu’elle accroche entre deux arbres dans le jardin. Entre ces deux œuvres assez similaires se tient une évolution infime : la nouvelle toile, dont l’arrière est aussi visible que l’avant, permet de regarder les racines. On y découvre un tout autre univers, sans couleur ni luxuriance, une sorte de contrepoint indolent à l’énergie présente de l’autre côté. Cet enchevêtrement de fils pâles révèle ce qui sera le sujet majeur pour Valérie Crenleux : les racines, qu’elle étudiera et exposera de toutes les manières possibles. Le simple spectacle d’une poignée de racines que chacun peut expérimenter révèle une partie de leur organisation et de leur force. Cette capacité à se développer dans toutes sortes de terrains, selon des schémas imprévisibles, laisse imaginer un réseau souterrain dont les filaments s’entrecroisent à l’infini, et transmettent des informations qui sont autre chose que les nutriments.
C’est donc un lien vital qui s’expose, ce service mutuel entre le souterrain et l’aérien, auquel chaque partie contribue par une communication mystérieuse.
Et bien sûr, les racines supportent la métaphore incontournable de la mémoire, et au-delà, de l’origine, dont l’universalité a été ressentie par Bachelard : « L’image de la racine (…) correspond, au sens de Jung, comme les images du serpent, à un archétype enseveli dans l’inconscient de toutes les races et elle a aussi, dans la partie la plus claire de l’esprit et jusqu’au niveau de la pensée abstraite, une puissance de métaphores multiples, toujours simples, toujours comprises. »⁵
L’interdépendance entre la plante et le sous-sol est restée comme le cœur des travaux de Valérie Crenleux, et métaphoriquement, cette liaison impose une dynamique de réunification. Elle joue bien entre racine et plante, et peut s’élargir à l’influence de l’humanité sur la nature, et plus loin encore, elle relie le visible et le non visible.
Ces pièces des débuts sont des objets intermédiaires entre peinture, installation et plantation et elles suggèrent de nombreuses pistes de réflexion : quelle signification attribuer à cet usage de la toile et du châssis ? Quelle est la portée de cette mobilité du support, qui lui permet de dresser des plantes à la verticale ? L’utilisation de la mauvaise herbe est-elle assimilable à une valorisation symbolique de la marge ?
Aujourd’hui, ces possibles ont cédé la place à un propos structurant : des racines comme centre du travail, comme manière de solliciter le spectateur. Donner à voir le non-visible, partager une qualité de présence, c’est confier au regardeur la responsabilité de ce qu’il regarde ; l’inviter à imaginer des phénomènes qui ne sont pas observables.
A certains égards, ce partage de fascination pourrait être comparé à l’intérêt des surréalistes pour les phénomènes naturels. Que l’on pense au rapport amoureux de Roger Caillois avec les pierres : « Toute pierre est une montagne en puissance » disait-il à propos des minéraux qu’il collectionnait, creusant cette approche holistique pour élaborer son esthétique des minéraux. « Les événements telluriques, les intempéries n’ont pas altéré son essence. D’ailleurs, même un fragment représente la pierre et la pierre représente même la montagne en puissance ». ⁶
Une semblable totalité imaginaire englobe la racine. Mais à la différence des cailloux de Caillois, la racine ne « représente » pas une plante : elle a le pouvoir pélasgique de la faire renaître.
Des espèces, la sélection.
La plupart du temps Valérie Crenleux part d’un matériau vivant qu’elle cultive. Elle suit ensuite une posture de plasticienne qui l’amène à présenter des racines transformées par divers procédés plastiques. Les racines, vivantes ou mortes, restent porteuses de cette puissance lente et constante qui n’appartient qu’au végétal.
Pour réussir ses multiples variations, l’artiste dissocie peu à peu la racine de la partie aérienne de la plante. Elle concentre son attention sur les qualités respectives de chaque espèce de racine et suit leurs réponses aux diverses situations qu’elle suscite. Peu à peu, cette démarche d’expérimentatrice passionnée lui fait connaître les propriétés des racines, plante par plante. La malléabilité de la matière racinaire ouvre sur des propositions artistiques toujours plus étonnantes, qui, contenues par la simplicité du sujet, surmontent tout pittoresque, toute anecdote.
En considérant les œuvres-racines de Valérie Crenleux dans leur ensemble, on constate toujours au moins deux niveaux de lecture. Le premier est formel et plastique : les racines sont travaillées comme une ressource, elles deviennent tapis, dessin, ou forme moulée (des mains, des fœtus, des œufs…). Le matériau racinaire est travaillé en peintre ou en sculptrice. Il est en somme « maîtrisé ». Le second niveau de lecture est lié à la nature même des racines. Malgré les transformations que Valérie Crenleux impose aux racines, une essence propre au végétal transparaît encore, une «compétence » de la matière vivante, qui semble avoir dicté la forme à l’artiste, dans un renversement dialectique. Ce phénomène est poussé à un point extrême dans les racines en forme de mains, (série La chair, 2019) manifestant une collusion entre les gestes manuels de l’artiste et la matière qu’elle travaille. Une contamination s’est produite, un pléonasme végétal fourmillant dans la forme d’un gant. Ces objets étranges renvoient selon l’artiste à l’intuition de Darwin sur l’agilité de la main qui se libéra lorsque l’homme conquit la bipédie.
Parmi ses autres objets façonnés, la série des neuf fœtus remplis de racines est un sommet d’étrangeté et de justesse. (Symbiose. Gestation - l’entre-terre-mère. 2022). Dans des formes de fœtus en résine, des racines se développent progressivement durant des jours, devenant le système nerveux de l’être en gestation. Dans ses principes de représentation, l’artiste semble s’éloigner de l’idée que l’on se fait de la Natura naturans. Dans cette partie du travail, chaque choix plastique démontre une volonté de représenter et non de présenter. Ainsi répète-t-elle les formes à l’identique par moulage, ainsi use-t-elle du principe de modularité, et choisit-elle une matière transparente et creuse, pour présenter des racines mortes. Le dispositif final – des petits corps dans des vitrines de type Museum d’histoire naturelle, habités par un réseau racinaire - transmet le vertige de contempler un organisme inachevé. Les notions de temps et de vie qui sous-tendent cette pièce, traitées symboliquement, comportent un haut risque d’emphase. Elles sont en fait transcendées par ces oxymores.
Persistance de la matière.
Dans Géographie des surfaces vertes (2016-17), Valérie Crenleux renoue avec la toile. Les racines y ont poussé à nouveau, mais, espacées en îlots, elles créent une cartographie imaginaire. Loin de la joyeuse invasion végétale des débuts, l’organisation par zones fait jouer les couleurs brun-orangé des racines sur la toile grise. Avec leurs niveaux de relief différents, denses comme un textile, ces toiles s’approchent bizarrement des effets d’une peinture matiériste, évoquant la série Les grands arbres de Fautrier. Étrange rapprochement ! Mais qui se révèle pertinent sitôt que l’on se replonge dans les attendus esthétiques de Fautrier, au-delà de la pure visualité. Le versant matiériste de l’abstraction a révélé la présence « en tant que telle » de la matière picturale, et cette tentative est capitale car la présence de la matière modifia jusqu’au rôle de l’artiste. La matière déposée sur la toile subsiste au-delà du geste de l’artiste et ne représente rien d’autre qu’elle-même. Elle ramène le rôle de l’artiste à une fonction de passeur. Avec précaution, en raison du saut historique, ne peut-on considérer que Valérie Crenleux se dépense en engagements formels qui visent à révéler une matière, ou plus sûrement, un substrat du vivant ? Jean Cassou analysait ainsi les effets de la matière sur l’œuvre : « Il suffit… d'examiner ce qu'en cette aventure deviennent les matières de cette opération. Or il semble qu'elles persistent à garder leur place dans le cours de ladite opération, voire même qu'elles y prennent une place prépondérante. L'esprit, dans la peinture abstraite, se manifeste à l'état pur, véritablement abstrait, sans recours à aucune représentation réelle ni idéale, sans emprunt de rien, sauf d'une matière, la matière picturale » expliquait Jean Cassou.⁷
La persistance des racines comme racines est évidente dans les tressages et moulages de Valérie Crenleux. Offrir une forme aux racines pour qu’elles s’y épanouissent, par exemple de grandes formes ovoïdes ou des gants de jardinier. Retailler ensuite les formes, en jardinière-sculptrice. Confronter le vivant avec des matériaux comme la terre cuite, le bitume, la pierre, toujours à l’intérieur de formes primitives, symboliques, comme ces œufs de terre cuite remplis de racine, et enduits de goudron. Résonance percutante entre racines et matériaux du milieu urbain, sous lesquels sont tapies des racines. (Genèse, 2018).
Béton, goudron, poison.
D’autres manières de mettre en forme les racines montrent bien que ce travail ne s’attelle pas, ou pas seulement, à une démonstration d’émerveillement. La conception formelle reste intensive et plus ou moins liée à l’expérience : racines apparaissant dans du béton, émergeant de matériaux qui constituent notre environnement urbain sans que l‘on y prête attention ; composition de ciment, bitume et goudron formant des failles, pour y insérer des racines. (Revêtements perméables – métamorphose, 2017).
Valérie Crenleux use alternativement de deux stratégies de création : amorcer en nous une forme de sensation primitive par la présentation de matières vivantes. Et provoquer une tout autre prise de conscience, incommodante, voire vénéneuse, par reconstitution et assemblage. Dans ce dernier cas, débarrassée de tout idéalisme, elle confronte des végétaux à des matériaux-clés de l’anthropocène, goudron, béton, produits chimiques. Une pièce est particulièrement marquante, intitulée Culture en périphérie urbaine - série vert urbain, 2017 : deux toiles enduites de goudron présentent en leur centre, l’une un îlot de racines blondes, l’autre une belle surface de graines. Tout bascule lorsque l’on comprend que les graines sont enrobées de pesticides. L’œuvre au poison invisible se transforme en menace. La présence de cette substance active apporte un inconfort symbolique suffisant pour ouvrir sur les risques sanitaires liés aux pesticides et dessiner la limite du pouvoir politique face à l’économie mondialisée. Sujets qui ne peuvent être dissociés de l’observation de la nature.
Racines carrées.
Dans Echantillonnage du sol (2018) des petits carreaux fabriqués en acrylique transparente sont posés sur des socles. Au fond de chacun, on peut apercevoir des racines aux couleurs plus denses qu’à l’accoutumée, allant du jaune jusqu’à des bruns rouges. Les racines habituellement présentes sont remplacées par des photos déposées au fond du carreau de résine. Des zones de flou et des membranes flottantes ont été produites par la photographie et laissées telles quelles. Le système optique apporté par la résine, qui met à distance en même temps qu’elle fournit une limpidité accrue, fait de ces petits pavés des dispositifs visuels étonnants. Cette série sophistiquée est la résultante d’une expérience de l’artiste qui a observé des racines prises dans la glace. La force visuelle et symbolique de ces racines floutées par le gel l’a conduite à refaire cette expérience pour la photographier. La réaction au froid a intensifié les couleurs, et l’eau gelée a créé un flou qui est incrémenté par la matière transparente. L’artiste parle au sujet de cette série de « prélèvement visuel ». Pourtant, face à ces choses réellement vues qui sont médiées par la photographie et l’installation, nous sommes confrontés à une distorsion, une désorientation de nos visions familières.
Primitivisme.
Le tapis de racines (Pression anthropique, 2017-18) aborde d’autres champs de création. L’artiste invite ici à expérimenter des racines tressées en un long tapis à fouler. Marcher sur ces racines tissées procure une sensation vitale de connexion avec une force. On ne peut éviter de penser à Marina Abramovic qui propose aussi l’expérience de l’énergie dans ses objets de quartz qui existent, dit-elle, seulement grâce à l’interaction du public. Poussant plus loin, Abramovic précise même que « l’individu ne devrait jamais interrompre le circuit de la nature, il ne devrait jamais utiliser de l’énergie sans la restituer. Quand la transformation a lieu, l’objet reçoit la puissance nécessaire pour fonctionner ».⁸
Dans la pièce proposée par Valérie Crenleux, qui est parfois murale, parfois posée au sol, une valeur s’ajoute, celle d’un art existentiel, dans lequel la charge de vie est à éprouver comme un échange de flux.
Dans ses périodes d’élaboration, l’artiste s’introduit parfois à l’intérieur des chantiers urbains. Dans ces espaces éventrés, elle dit tout simplement
« éprouver la terre », cette matière presque absente de nos vies urbaines.
Sur ces chantiers, la terre est en cours de « décapage ». Un retour à la réalité contingente qu’elle traduit par une série de photographies couleur.
Sur l’une des images, le paysage excavé est baigné d’une lumière radieuse qui exalte les coquelicots et les herbes folles. Au milieu, le sol, littéralement découpé à la verticale, forme une tranchée portant des signes indéchiffrables pour nous : strates différentes, couleurs, tubes, racines, parties minérales… Sur une autre image, la terre a été rangée dans de grands sacs blancs devant un paysage à perte de vue, parsemé d’engins de chantier. Une image qui pourrait provenir de grands espaces désertiques aussi bien que d’un jeu de Playmobil abandonné par un enfant : perte d’échelle, platitude extrême du terrain raclé par les engins, absence d’informations paysagères démontrent une réification de la terre stupéfiante, engagée sur d’immenses surfaces. (Série Ma main est une truelle, lire la terre - 2019). La question « d’habiter la terre » posée par Philippe Descola semble projetée à des années-lumière d’ici.
Mais ici, dans le chantier, pour qui peut y prêter attention, s’effectue la reconnexion entre le monde visible et celui qui vit sous nos pieds, enfoui et vivant : le spectacle d’une résurgence contenue.
Ces incursions ne relèvent pas du romantisme de la destruction. Il s’agit de remonter le vivant jusqu’à la racine, sujet majeur de Valérie Crenleux, de mettre en évidence la dualité entre deux univers, poursuivant la chimère de n’en faire qu’un.
Paléosensations.
Est-ce que l’artiste cherche une semblable confrontation lorsqu’elle expose des paléosols ? (Résurgence. Ici vivait une forêt – 2019). Ces plaques sombres qui émergent du sol ou de la mer sont d’anciens sols forestiers, qui gardent les traces fossilisées d’une forêt de plusieurs millénaires (-4000 ans). Ces sols n’ont pas d’intention esthétique, pour reprendre les termes de Roger Caillois à propos des pierres, mais ils exercent un pouvoir de rêverie sur nous. L’artiste en les montrant envisage de «remonter le temps, l’histoire, la mémoire de la terre jusqu’aux origines, jusqu’aux particules dont nous sommes constitués ».
Regarder ces matières bien réelles qui ressuscitent d’un passé immémorial, c’est être transformé, c’est renouer avec une part de primitivisme qui échappe au langage : « …ce monde prénatal, cette vie avant la vie, alimente non seulement des rêveries mais aussi des réalisations symboliques » écrit François Guéry à propos de l’archaïque, « comme si l’expression impossible dans le conscient et le verbe avait trouvé une issue dérivée dans la réalité. Il ne s’agit donc pas d’un passé révolu et mort mais d’une vie qui nous anime, nous donne une impulsion toujours renouvelée ». ⁹
Valérie Crenleux montre simplement ces matières archaïques, sans dispositif induisant une lecture ou un apport de connaissances. Autre efficacité de ce choix : l’exposition dans un cadre artistique, et non scientifique, de ces matières géologiques leur donne une valeur différente, une chance d’être ressenties archaïquement, dans cette saisie non verbale de la vie qu’évoque François Guéry. C’est encore un moyen, ici, de faire confiance au spectateur mais aussi à l’objet exposé. Concevoir l’exposition comme une situation permet d’abandonner la question de l’œuvre d’art. Il ne s’agit que d’offrir une expérience dans laquelle l’art affleure autant que dans un objet.
Les silos de l’histoire.
Dans certaines œuvres, Valérie Crenleux met en scène ses deux enfants. Les photographies Quand le dernier homme ne sera plus au centre les montre dans la posture de l’homme de Vitruve, portant dans chaque main un arbuste déclaré mort, qui a connu une renaissance à l’atelier.
Ces arbustes morts-vivants ont fait l’objet d’installations : disposés dans des pierres de Hauteville taillées en longueur, de celles qui sont utilisées pour faire des façades de magasins ou des bordures de trottoir, ils sont suspendus dans un environnement construit, formant un rituel obscur, ou un alignement mégalithique du XXIè siècle. (Construire la résilience. Demain ne sera pas son dernier sommeil.)
Couchons nous sur la terre (2019) est un film dans lequel les deux enfants gravissent en courant un champ labouré. L’usage du ralenti transforme cette course en une écriture légère qui semble ne jamais finir, nous plongeant dans une surface de terre palpable.
Deux poèmes chuchotés ¹⁰ tissent une trame sonore. « Nous campons là-dessus comme sur les silos de l’histoire » dit la voix off tandis que les enfants courent sur ce champ imposant qui ne laisse voir qu’une petite bande de ciel. Les textes puissants évoquent tantôt une terre travaillée par des forces géologiques, tantôt une terre édénique, nourricière et métaphysique : « A partir de ces restes sacrés » continue l’auteur, marquant la dimension immémoriale de toute terre «il n’y a ni haut ni bas, ni dedans ni dehors absolus», tandis que les enfants s’éloignent sans que l’on puisse dire si leur course les envoie vers le haut ou vers l’horizon.
C’est une autre terre qui est filmée dans « Pointe l’aube», une terre découpée brutalement par l’homme : un large chemin ceinture une crête de terre, dans un paysage dépourvu de toute vie végétale. Tour à tour les enfants s’élancent autour de la crête, et cavalcadent sur ce chemin de ronde, jusqu’à ce que le dispositif en miroir de la caméra les fasse disparaître à la frontière des deux images.
L’art de Valérie Crenleux passe par différents pôles, du merveilleux à l’inquiétant, en visant une prise de conscience qui se nourrit dialectiquement des deux. Ces films elliptiques, formellement très apprêtés, tracent des parcours graphiques dans la terre nue. Ils s’éloignent d’un propos visuel pur car ils intègrent l’énergie qui émane des enfants et une scénarisation. A travers eux se révèle la force d’unification recherchée par l’artiste : le corps et la nature soudain réajustés par la force de l’art. Hegel écrit : « Lorsque la force de l’unification disparaît de la vie des hommes, que les oppositions ont perdu leur relation et leur interaction vivantes et acquis l’autonomie, alors naît le besoin de la philosophie ».¹¹ Et sans doute aussi le besoin d’art.
Françoise Lonardoni, 2022
¹Giuseppe Penone - Germano Celant - éd Electa et Michel Durand-Dessert, 1989.
²François Cusset : French Theory, Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux États-Unis – 2005 - éditions La Découverte.
³L’hiver de l’amour : une exposition conçue par Elein Fleiss, Dominique Gonzalez-Foerster, Bernard Joisten, Jean-Luc Vilmouth et Olivier Zahm. Les expositions French Kiss en 1990 à Genève, Il faut construire l’Hacienda en 1992 au CCC de Tours, Surface de réparation en 1994 au Consortium de Dijon, Traffic en 1996 au Capc de Bordeaux, ou encore Elysian Fields, en 2000 à Beaubourg sont citées comme des repères de cette nouvelle sensibilité par Olivier Zahm. « Des années 1990 à nos jours, l’avant-garde vit toujours » - Les Inrocks, 8 avril 2017, interview par Jean-Marie Durand.
⁴« L’espace et le lieu, matériaux de la sculpture » - Résidence de Igor Antic’, Valérie Crenleux, Daniel Firman, Laurent Pariente - Maison Albert Gleizes, Moly Sabata – Sablons (Rhône) 1997. Commissaire Françoise Lonardoni.
⁵Gaston Bachelard, La Terre et les Rêveries du repos. Paris, José Corti - 1948.
⁶Roger Caillois - Œuvres - Gallimard - 2008
⁷Jean Cassou. La matière en peinture – in Revue XXe siècle Nouvelle série - N° 5 (double) - La matière et le temps dans les arts plastiques. Juin 1955.
⁸Marina Abramovic - Traverser les murs - mémoires. Editions Fayard, 2017.
⁹François Guéry in : L’Archaïque et ses possibles - Architecture et Philosophie - éditions MétisPresses, sous la direction de Stéphane Bonzani, 2020.
¹⁰Texte réécrit d’après Francis Ponge : « Ramassons simplement une motte de terre » et extraits du livre de Guillaume Logé : Renaissance sauvage, l’art de l’Anthropocène. PUF, 2019
¹¹Hegel : Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling. Lasson I,14.
http://www.plasticites-sciences-arts.org/plastir-68-03-2023/
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